Le douzième long-métrage de Christopher Nolan intitulé Oppenheimer retrace une bonne partie de la vie de Robert Oppenheimer (1904-1967), physicien américain et pionnier de la mécanique quantique connu surtout comme le "père de bombe atomique". Auteur d’un ouvrage dédié à ce personnage unique et fascinant (L’Enigme Robert Oppenheimer, Larousse, en librairie depuis le 5 juillet 2023), le journaliste scientifique et docteur en histoire des sciences Ivan Kiriow décrypte les partis pris de Nolan, démêle ce qui relève de l’Histoire ou de la liberté artistique. Et explique pourquoi ce film fera date.
"C’est d’abord un film époustouflant et remarquable"
Sciences et Avenir : Le destin exceptionnel de Robert Oppenheimer a inspiré de nombreux livres, films, séries TV, pièces de théâtre et même un opéra. En quoi le biopic de Christopher Nolan se distingue-t-il des précédentes réalisations ?
Ivan Kiriow : C’est d’abord un film époustouflant et remarquable, très dense, réalisé avec brio et sans temps morts… qui tient le spectateur en haleine pendant près de trois heures. Un des aspects qui m'a le plus frappé est qu'il embrasse presque toute l’histoire d’Oppenheimer : depuis ses études universitaires à Cambridge en 1925 jusqu’aux années qui suivirent la révocation de son habilitation de secret-défense en 1954 du fait de son passé gauchiste et de son opposition au développement des armes thermonucléaires aux Etats-Unis, en passant, bien sûr, par la direction scientifique du projet Manhattan qui permit de fabriquer les trois premières bombes atomiques de l’Histoire. Réalisé en 1987 par Roland Joffé, le précédent long-métrage (Fat Man and Little Boy – les Maîtres de l’ombre selon l’adaptation française) s’arrêtait ainsi après "Trinity", nom de code du premier essai nucléaire effectué le 16 juillet 1945 dans le désert américain d’Alamogordo. Il n’abordait donc pas les bombardements atomiques sur les villes japonaises de Hiroshima et de Nagasaki les 6 et 9 août 1945, qui causèrent plusieurs centaines de milliers de victimes, évoqués seulement à la toute fin du film où l’on voit les bombes prêtes à être "expédiées" vers le Pacifique.
En 1980, une série TV britannique intitulée Oppenheimer retraçait certes, elle aussi, les principales étapes de la vie du savant. Mais elle comprenait tout de même sept épisodes. Et débutait à la fin des années 1930, quand Oppenheimer alors professeur de physique théorique à Berkeley commençait à avoir vent des recherches sur la fission de l’atome. Ses recherches doctorales et postdoctorales en Europe – à Cambridge, Leyde et Göttingen notamment – étaient passées sous silence. Tout comme ses rencontres décisives avec Niels Bohr, Max Born ou Paul Dirac, pionniers de la mécanique quantique, ainsi que ses premières contributions à cette science révolutionnaire. Or l’œuvre de Nolan décrit très bien cette période séminale. Et se distingue donc, avant toute chose, par l’ampleur du traitement. Elle raconte le parcours d’Oppenheimer dans sa globalité, contrairement à la plupart des précédentes adaptations centrées sur le projet Manhattan et les activités au sein du laboratoire secret de Los Alamos au Nouveau-Mexique. Pour cette raison, elle devrait rester pendant longtemps le film de référence sur ce fascinant personnage.
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Est-ce une manière de faire passer un message sur la vérité plus complexe de cet homme, au-delà de la simple étiquette de "père de la bombe atomique" ?
Telle est bien, me semble-t-il, l’intention du réalisateur. Et cela correspond, du reste, à ce qu’Oppenheimer déclara lui-même au début de son audition de sécurité en 1954 – en pleine fièvre maccarthyste rappelons-le – dans les bureaux de la Commission de l’énergie atomique à Washington. En substance : "On ne peut comprendre tout ce qu’on me reproche si on ne connait pas l’intégralité de mon parcours !" De la même manière, suggère le film de Nolan, il est impossible de comprendre l’Oppenheimer du projet Manhattan et de l’immédiat après-guerre si l’on n'embrasse pas la richesse de son histoire et ses nombreuses ambigüités.
"Oppenheimer déjà rongé par le doute et le poids de la responsabilité"
Brillant théoricien, érudit raffiné, intellectuel engagé soutenant les réformes sociales aux Etats-Unis ou les républicains espagnols, personnalité tourmentée et tiraillée par des conflits moraux… Oppenheimer présentait en effet de multiples visages. Quelle facette le film de Nolan souligne-t-il particulièrement ?
L’impression qui s’en dégage est qu’Oppenheimer était un personnage très torturé. Les épisodes dépressifs et la grave crise psychologique qu’il a traversés lors de ses études à Cambridge sont d’ailleurs évoquées dès le début du film, avant qu’Oppenheimer trouve enfin sa voie et fixe sa curiosité insatiable sur un sujet de recherche constant : la théorie quantique. Mais l’ensemble du biopic est marqué par cette agitation mentale, instillée par le rythme haletant, l’ambiance sonore et les nombreux flash-back. Une bonne partie du long-métrage est écrite en outre du point de vue d’Oppenheimer, afin de placer le spectateur au cœur des conflits intérieurs et moraux que ce dernier a connus tout au long de sa vie.
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Ainsi, lors de la scène reproduisant le discours d'Oppenheimer juste après le bombardement d’Hiroshima, le message se veut clairement triomphaliste et même assez sidérant, Oppenheimer ironisant sur le fait que les "Japonais n’ont pas dû aimer ça". Mais la scénographie suggère qu’il était déjà rongé par le doute et le poids de la responsabilité : il donnait cette façade, mais était déjà absorbé par son personnage public et ses paradoxes. Par la suite, et le film le raconte bien là encore, Oppenheimer confiera au président Harry Truman qu’il avait l’impression d’avoir du sang sur les mains. Et même, lors d’une conférence en 1947 qui restera célèbre, qu’avec la bombe, "les physiciens ont connu le péché". Or quand des journalistes lui demanderont s’il conduirait à nouveau le projet Manhattan sachant tout ce à quoi celui-ci avait conduit, il répondra toujours par l’affirmative… Nolan s’attache ainsi à montrer à quel point Oppenheimer était un personnage complexe et énigmatique, tentant d’assumer des choix difficiles mais pétri de contradictions. Très difficile à cerner même pour ses proches, que certains comme Edward Teller surnommaient "le sphynx" ! Mais le biopic propose aussi plusieurs réponses et interprétations…
L'acteur irlandais Cillian Murphy tient le rôle-titre. Crédits : Universal Studio
Laquelle en particulier ?
Pendant l’audition de sécurité à Washington, Oppenheimer apparait résigné et étonnamment passif, comme subissant son sort, alors que ce simulacre de procès était mené de façon injuste au détriment de toutes les règles du droit. Dans le film, son épouse "Kitty" lui reproche ainsi de ne pas se défendre et combattre comme il le devrait. En somme : son attitude de martyr. Nolan utilise alors les admonestations de Kitty pour avancer cette interprétation : si Oppenheimer accepta sans broncher la situation qui l’accablait, c’était pour s’infliger une sorte de châtiment, comme s’il voulait expier la faute des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Les historiens ne peuvent aller aussi loin, mais c’est aussi tout l’intérêt d’une œuvre de fiction qui doit proposer un certain regard. Une interprétation psychologique en l’occurrence, qui n’est certes pas validée par des documents historiques mais que je trouve néanmoins intéressante.
"Une manière de souligner que ce pouvoir de destruction inouï existe toujours"
L’image d’Oppenheimer a-t-elle connu des évolutions importantes depuis le milieu des années 1940 ?
Elle a connu des évolutions assez nettes qu’on retrouve très bien dans la filmographie. Dans la toute première adaptation, The Beginning or the End ("Le commencement ou la fin", formule qui aurait été inspirée par le président Truman lui-même !) sortie dans les salles américaines dès 1947, Oppenheimer apparaissait de fait comme un héros national. Il était d’ailleurs, à cette époque, le scientifique le plus célèbre et le plus médiatisé au monde, juste après Albert Einstein. Ce film était focalisé sur la course à l’arme atomique face à l’Allemagne nazie et les aspects techniques de la bombe. Et son titre reflétait assez bien la manière dont l’arme atomique était alors perçue : une technologie tellement effroyable qu’elle pourrait mettre fin à toutes les guerres et apporter ce faisant la paix dans le monde. Alors que l’URSS n’avait pas encore réalisé ses propres essais nucléaires mais que la guerre froide s’installait entre les blocs communiste et occidental, ce documentaire dramatique faisait un peu figure d’opération de propagande.
Par la suite, la course aux armements nucléaires et la menace d’une destruction totale de l’humanité transformeront bien sûr le regard porté sur le projet Manhattan et son principal maître d’œuvre, prélude à une ère de terreur. Les œuvres de fiction – il y en eut quatre rien que dans les années 1980, période marquée par un regain de tensions entre les Etats-Unis et l’URSS – dresseront ainsi des portraits beaucoup plus contrastés d’Oppenheimer. Certes toujours un peu "cow-boy" avec son emblématique pork pie hat et playboy de la science, mais qui avait connu la disgrâce en pleine période de paranoïa anticommuniste et qui possédait aussi sa part d’ombre.
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Sans aller aussi loin que dans le film de Nolan cependant, où les tiraillements et dilemmes moraux liés au projet Manhattan sont portés à leur maximum. Par ailleurs, aucun film mettant en scène Oppenheimer n’est parvenu à faire ressentir à ce point la terreur nucléaire, grâce aux effets sonores, une tension permanente et aux plans horrifiques sur les flammes de la première explosion à Alamogordo. C’est donc un autre aspect par lequel le film de Nolan se distingue et entend insister. Une manière de souligner que ce pouvoir de destruction inouï existe toujours. Que nous ne sommes toujours pas sortis de cette histoire, comme la guerre en Ukraine et les menaces de Vladimir Poutine le rappellent depuis plusieurs mois.
Oppenheimer a-t-il déjà été dépeint de manière franchement négative ?
Avant le biopic de Nolan, la dernière adaptation audiovisuelle remontait à 2014 : une série américaine intitulée Manhattan où l’image d’Oppenheimer est la plus négative de toutes les œuvres de fiction. Il est décrit comme un grand manitou distant, cassant et assez désagréable, avec lequel il fallait prendre rendez-vous trois mois à l’avance pour espérer s’entretenir avec lui. Les témoignages historiques exposent pourtant une tout autre réalité. Plusieurs scientifiques ayant travaillé au Laboratoire de Los Alamos ont raconté en effet qu’ils le voyaient partout, en jeep ou à cheval, s’intéressant aux recherches de chacun. Cette impression d’omniprésence et la manière qu’avait Oppenheimer de dynamiser ses équipes ont, je pense, beaucoup contribué à son aura et au rôle qu’on lui reconnaitra dans le succès du projet Manhattan. De fait, Oppenheimer n’était ni un patron inaccessible, ni un savant enfermé dans sa tour d’ivoire. Lorsqu’il enseignait la physique à Berkeley dans les années 1930, il invitait fréquemment ses étudiants au restaurant ou chez lui. On peut dire qu’il était l’archétype du "prof cool".
Dans un de ses précédents films, Interstellar sorti en 2014, Christopher Nolan s’était appuyé sur plusieurs notions relevant de la cosmologie, l’astrophysique et la relativité générale pour construire le scénario, veillant à assurer la plus grande exactitude scientifique possible. Qu’en est-il pour Oppenheimer ? Comment la science et la figure du savant y sont-elles représentées ?
Même s’ils sont quand même évoqués, Nolan n’a pas voulu détailler les aspects techniques et scientifiques de la bombe, comme la fission nucléaire, les difficultés à enrichir l’uranium ou l’implosion déclenchant la réaction en chaîne. Mais j’étais agréablement surpris que Nolan prenne la peine de présenter Oppenheimer d’abord comme un physicien. Car les autres fictions mettaient surtout en scène l'Oppenheimer de Los Alamos qui était devenu un administrateur, un meneur d'homme. Il n’effectuait plus lui-même de recherches théoriques mais supervisait les travaux de ses illustres collègues tels Enrico Fermi, James Chadwick, Ernest Lawrence ou Edward Teller. Au-delà de ses talents de manager, sa grande qualité était certes de pouvoir aborder tous les sujets et problèmes qui pouvaient se poser pour la réalisation de la bombe.
Mais j'ai apprécié que Nolan commence par retracer les recherches scientifiques d’Oppenheimer, sur les particules élémentaires, les trous noirs ou les étoiles à neutrons. Il souligne aussi très justement le rôle qu’Oppenheimer a joué dans l’introduction et le développement de la mécanique quantique aux Etats-Unis. Il n’est certes pas facile d’expliquer cette science de l’infiniment petit, si abstraite et paradoxale, en seulement quelques scènes et pour un film grand public. Mais je trouve que Nolan s’en sort assez bien. Il s’appuie notamment sur le fait que la matière est principalement composée de vide – une des accroches qui peut être intéressante et qu’il fait déclamer à Oppenheimer lors d’un dialogue. Ce qui apparait aussi en filigrane dans ce long-métrage est que les abstractions mathématiques de la physique quantique – l’une des choses les plus détachées de la réalité sensible ! – ont abouti à la réalisation la plus violemment concrète et la plus cruellement "pratique" de la physique du 20e siècle.
"Une part assez importante de licence artistique dans la manière dont Einstein est représenté"
La figure d’Einstein est plusieurs fois convoquée dans le film, lors de rencontres avec Oppenheimer notamment. Quelles relations entretenaient réellement les deux hommes ? Quel rôle le personnage d’Einstein joue-t-il dans la trame et le message que Christopher Nolan entend faire passer ?
Il y a une part assez importante de licence artistique dans la manière dont Einstein est représenté et "utilisé". Il est important de rappeler, tout d’abord, qu’Einstein n’a joué qu’un rôle très indirect au projet Manhattan. Il n’a fait que signer, en août 1939, une lettre rédigée par le physicien Léo Szilard visant à alerter le président des Etats-Unis sur des recherches scientifiques récentes qui pourraient aboutir à "un nouveau type de bombe extrêmement puissante", l’Allemagne d’Hitler pouvant disposer des mêmes informations. Si Einstein a paraphé cette lettre dans l’urgence que l’on sait et en connaissance de cause, cela a été sa seule contribution à l’histoire de la bombe. Il en exprimera d’ailleurs très clairement des remords après la guerre, confiant que s’il avait su à quoi cela aurait mené il n’aurait jamais signé ce document ! Pacifiste convaincu, réfractaire à toute forme d’autorité et se considérant en quelque sorte comme un citoyen du monde, Einstein n’aurait du reste jamais participé à un projet militaire comme Manhattan.
Oppenheimer avait croisé Einstein à l’Institut d’études avancées de Princeton au début des années 1930. Puis ils s’étaient à nouveau côtoyés, toujours à Princeton, lorsque Oppenheimer prit la direction de ce même institut en 1947, devenant de fait le "patron" d’Einstein. Les deux hommes avaient des rapports cordiaux, mais distants. Car Oppenheimer reprochait à Einstein de ne pas reconnaitre pleinement les mérites de la mécanique quantique. Et dans la controverse qui opposa Einstein et Niels Bohr pendant plusieurs années sur les fondements mêmes de cette science, Oppenheimer penchait sans ambages du côté de ce dernier, qu’il admirait profondément. Nolan le souligne lors d’une scène où l’un des protagonistes affirme qu’Einstein est "le plus grand esprit de notre temps". Or Oppenheimer lui rétorque qu’Einstein est le plus grand esprit "de son temps", signifiant ainsi que c’était un homme du passé…
Mais contrairement à ce que Nolan met en scène, Oppenheimer n’a jamais consulté ni même rencontré Einstein juste avant ou pendant les années du projet Manhattan – pour lui demander si une réaction en chaîne pourrait engendrer une apocalypse planétaire en particulier. Nolan sort ici du cadre historique. Car il utilise la figure d’Einstein comme symbole : celle d’un pacifiste plus intègre et beaucoup moins ambigu qu’Oppenheimer ayant toujours affirmé son indépendance vis-à-vis du pouvoir militaire. Einstein fait donc contrepoint à Oppenheimer qui voulait certes servir son pays et les valeurs du rêve américain, mais qui s’est compromis d’une certaine façon dans les affaires politiques. Et restera comme l’homme d’Hiroshima.
La biographie d'Ivan Kiriow sur Oppenheimer (Larousse, 270 pages, 15,95 euros). Crédits : Larousse
Propos recueillis par Franck Daninos